Chapitre 34

 

Richard entendit un bruit étrange. Étouffé, doux… Un infime crépitement.

Dans le brouillard du demi-sommeil, il ne parvint pas à l’identifier. Lentement au début, puis plus vite à cause de l’inquiétude, le Sourcier se réveilla tout à fait et sentit une délicieuse odeur de viande en train de rôtir. Sitôt conscient, il le regretta, car l’état de veille impliquait de se souvenir des récents événements – et de souffrir à cause de l’absence de Kahlan. Toujours dans la position où il s’était assoupi les genoux repliés contre la poitrine et la tête dessus – le jeune homme était tétanisé par les crampes et l’écorce du tronc où il s’adossait lui blessait le dos. Avec la tête dans cette position, il ne voyait rien, sinon que l’aube commençait à se lever.

Et il y avait quelqu’un – ou quelque chose – près de lui…

Feignant de continuer à dormir, il évalua la position de ses mains par rapport à ses armes. L’épée était peu accessible et difficile à dégainer. Avec le couteau, c’était mieux, puisque le bout de ses doigts reposait sur le manche. Pliant les phalanges, il assura sa prise sur l’arme. L’intrus, qui que ce fut, se tenait sur sa gauche. Il suffirait de se lever d’un bond, de sauter et de frapper…

Le Sourcier jeta un coup d’œil prudent… et tressaillit. Kahlan ! Assise dos au tronc d’arbre, elle le regardait calmement. Dans le feu, un lapin finissait de cuire.

Richard se leva vivement.

— Que fais-tu ici ? demanda-t-il, essayant de ne pas trop élever la voix.

— Tu veux bien qu’on parle ?

Le jeune homme repoussa le couteau dans son fourreau, et s’étira pour rétablir sa circulation sanguine.

— Je croyais qu’on s’était tout dit hier soir, fit-il, regrettant aussitôt ses paroles. (Mais Kahlan ne broncha pas.) Désolé de ma muflerie… Bien sûr, qu’on peut parler ! Qu’est-ce qui… hum… t’amène ?

La jeune femme haussa les épaules.

— J’ai beaucoup réfléchi… (Pour se donner une contenance, Kahlan jouait avec une branche de bouleau qu’elle dépouillait consciencieusement de son écorce.) Hier, quand je suis partie, je sais que tu as eu une migraine…

— Comment as-tu deviné ?

— Je le vois dans tes yeux… Comme tu n’as pas beaucoup dormi, ces derniers temps, à cause de moi, j’ai décidé de monter la garde pendant que tu te reposais. Une sorte de cadeau, avant de m’en aller… définitivement. Alors, je me suis cachée dans ces arbres, là-bas, d’où je pouvais garder un œil sur toi. (Elle baissa les yeux sur sa branche.) Je voulais être sûre que tu dormirais bien…

— Tu es restée toute la nuit ? demanda Richard, plein d’espoir, mais trop anxieux pour croire ce que ça sous-entendait.

Kahlan hocha la tête, mais ne leva pas les yeux sur lui.

— Pendant que je veillais, j’ai décidé de fabriquer un collet, comme tu me l’as montré, histoire de t’attraper un bon petit déjeuner. Ensuite, j’ai réfléchi… Et beaucoup pleuré, aussi. Je ne supportais pas que tu penses toutes ces affreuses choses sur moi. Ça me blessait, et ça me rendait furieuse !

Richard jugea qu’il valait mieux ne rien dire pendant qu’elle cherchait péniblement ses mots. S’il faisait un impair, elle risquait de vouloir repartir.

— Puis je me suis souvenue de ce que tu disais… Tu sais, que tu aurais besoin de moi… J’ai pensé à ce qu’il fallait te révéler au sujet de la reine et du comportement à adopter avec elle. Puis aux routes que tu devrais absolument éviter… Je n’arrêtais pas de trouver des conseils à te donner ! Soudain, j’ai compris que tu avais raison. Absolument raison !

Richard estima qu’elle était au bord des larmes, mais elle ne pleura pas. Toujours occupée avec sa branche, dont elle envoyait les petits morceaux d’écorce dans le feu, elle refusait de le regarder. Décidé à ne pas brusquer les choses, Richard attendit.

Alors, elle lui posa une question déconcertante.

— As-tu trouvé Shota jolie ?

— Oui, mais moins que toi…

Kahlan sourit. Coquette, elle écarta une mèche de cheveux de son front.

— Peu d’hommes oseraient dire ça à une… commença-t-elle. (Elle se reprit, et son secret se dressa soudain entre eux comme une personne vivante.) Richard, tu connais ce proverbe de vieille femme : « Ne laisse jamais une fille choisir ton chemin à ta place quand il y a un homme dans son champ de vision » ?

— Non, je ne l’ai jamais entendu…

Souriant, il se leva et s’étira de nouveau. Selon lui, Kahlan aurait eu tort d’être jalouse de Shota, qui avait juré de le tuer s’il osait revenir chez elle. Et même sans ça, elle n’aurait eu aucune raison de s’inquiéter…

Kahlan posa sa branche et, voyant qu’il se rasseyait, vint prendre place près de lui. Enfin, ses jolis sourcils arqués, elle le regarda dans les yeux.

— Richard, hier soir, j’ai été stupide. Très stupide ! J’avais eu peur que la voyante me tue. Soudain, j’ai compris qu’elle était en train de le faire. Mais je me chargeais du travail pour elle ! Bref, elle avait choisi mon chemin à ma place… Tu avais raison sur tous les points ! Comment ai-je pu être assez bornée pour réfuter les propos d’un Sourcier ? Si ce n’est pas trop tard, je voudrais reprendre mon travail de… guide.

Richard parvenait à peine à en croire ses oreilles. Ce drame était fini, et il se sentait l’homme le plus heureux du monde ! En guise de réponse, il prit Kahlan contre lui. Elle l’enlaça et s’abandonna un moment. Puis elle s’écarta.

— Richard, je n’ai pas terminé… Avant de me reprendre à tes côtés, tu dois tout entendre. Je ne supporte plus de te mentir par omission. Il faut que tu saches qui je suis ! Mentir me déchire le cœur, parce que tu es mon ami. J’aurais dû tout t’avouer dès le début. Mais je ne voulais pas te perdre ! À présent, je dois courir ce risque…

— Kahlan, je te l’ai déjà dit : tu es mon amie, et rien ne peut changer ça !

— Ce secret risque de nous séparer… C’est une affaire de… magie.

Soudain, Richard ne fut plus très sûr de vouloir entendre la suite. Alors qu’il venait de la retrouver, il ne tenait pas à perdre de nouveau Kahlan. Se penchant vers le feu, il récupéra le bâton où rôtissait le lapin.

Il était très fier de son amie, qui avait si bien retenu ses leçons de survie dans la nature…

— Kahlan, je me fiche de ton secret ! C’est toi qui m’intéresses, rien d’autre ! Tu n’es pas obligée d’en parler… Le lapin est cuit, partageons-le !

Il coupa une part de viande et la tendit à la jeune femme. Elle la tint du bout des doigts et souffla dessus pour la refroidir un peu. Lorsqu’il se fut taillé un morceau, le Sourcier se radossa à son tronc.

— Richard, quand tu as rencontré Shota, ressemblait-elle vraiment à ta mère ?

— Oui…

— Elle était très jolie ! Tu as ses yeux et sa bouche…

— Merci du compliment… Hélas, ce n’était pas vraiment elle.

— Tu étais furieux que Shota se fasse passer pour elle, n’est-ce pas ? Tu lui en as voulu de sa tromperie ?

Kahlan prit un peu de viande et ouvrit grand la bouche pour aspirer de l’air, car le lapin était toujours trop chaud.

— Je crois, oui, répondit Richard, mélancolique. Il n’était pas loyal de faire ça !

— C’est pour ça que je dois te dire qui je suis, et tant pis si tu me détestes après. Même si tu méritais mieux que moi, tu as été mon ami. Je suis aussi revenue parce que je refuse que tu apprennes la vérité de la bouche de quelqu’un d’autre. Tu m’écouteras, et, ensuite, si tu veux que je parte, je m’en irai…

Richard regarda le ciel, qui se teintait de rose. Il n’avait plus envie que Kahlan se confesse. Son seul désir était que les choses restent comme avant…

— N’aie crainte, je ne te chasserai pas… Nous avons du pain sur la planche ! Tu te souviens de ce qu’a dit Shota ? La reine ne gardera pas longtemps la boîte. Bref, quelqu’un va la lui prendre. Il faut que ce soit nous, pas Darken Rahl !

Kahlan posa une main sur le bras de son ami.

— Ne décide rien avant de savoir… Après, si tu ne veux plus de moi, je comprendrai… (Elle chercha son regard.) Richard, je n’ai jamais ressenti pour personne ce que j’éprouve pour toi, et il en sera ainsi jusqu’à la fin de mes jours. Mais je ne peux pas m’engager avec toi. Ces sentiments resteront stériles. Il ne peut rien en sortir. Rien de bon, en tout cas…

Richard ne pouvait accepter ce verdict. Il devait y avoir un moyen. Sûrement…

— Je t’écoute, fit-il avec un soupir.

— Un jour, je t’ai dit que certaines créatures des Contrées du Milieu avaient des pouvoirs magiques. J’ai ajouté qu’il leur était impossible de s’en défaire, parce qu’ils faisaient partie d’elles. Je suis du nombre, Richard. Pas une simple femme, mais…

— Mais quoi ?

— Une Inquisitrice.

Inquisitrice…

Richard connaissait ce nom.

Tendu à craquer, il crut qu’il allait s’étouffer. Un passage du Grimoire des Ombres Recensées lui revint soudain à l’esprit.

La véracité des phrases du Grimoire des Ombres Recensées, quand elles sont prononcées par une autre personne que le détenteur des boîtes d’Orden  – et non lues par celui-ci – exige le recours à une Inquisitrice…

Il feuilleta mentalement les pages, survolant les mots, pour vérifier si le terme Inquisitrice figurait ailleurs dans le texte. Non, c’était la seule occurrence. Il connaissait le Grimoire par cœur, et ce terme ne se rencontrait qu’au début. Au cours de son apprentissage, il s’était demandé ce qu’il signifiait, pas même sûr qu’il s’agisse d’une personne.

Il sentit le contact du croc contre sa poitrine…

— Tu sais ce qu’est une Inquisitrice ? lança Kahlan, troublé par sa réaction.

— Non… J’ai entendu mon père en parler… Une fois ou deux… Mais ça s’arrête là… (Il lutta pour se ressaisir.) Alors, c’est quoi, une Inquisitrice ?

Kahlan plia les genoux, les entoura de ses bras et s’écarta un peu du Sourcier.

— Quelqu’un qui hérite d’un pouvoir transmis de mère en fille depuis des temps immémoriaux, longtemps avant les âges sombres.

Bien qu’il ne sût pas ce qu’étaient les « âges sombres », Richard se garda d’interrompre son amie.

— Nous naissons avec ce pouvoir, il fait partie de nous, et nous ne pouvons pas plus nous en séparer que tu pourrais te défaire de ton cœur. Une Inquisitrice donne le jour à d’autres Inquisitrices. C’est une règle immuable. Mais toutes n’ont pas le même pouvoir. Il est très fort chez certaines et plus faibles chez d’autres…

— Donc, il est impossible de t’en débarrasser, même si tu en avais envie. Mais de quelle magie s’agit- il ?

— Elle se communique par le contact, dit Kahlan en détournant les yeux. Le pouvoir est constamment en nous. Loin de l’invoquer quand nous en avons besoin, nous devons sans cesse le contenir. Pour l’utiliser, nous relâchons ce contrôle et nous laissons s’exprimer la puissance.

— Un peu le principe de rentrer le ventre ? demanda Richard.

— Un peu, oui… répondit Kahlan, amusée par la comparaison.

— Et que fait ce pouvoir ?

— Les mots le décrivent très mal… Je n’aurais jamais cru que ce soit si difficile à expliquer. Mais c’est le cas, devant quelqu’un qui n’est pas originaire des Contrées du Milieu. Je n’ai jamais essayé, et je me demande si c’est possible. Comme parler du brouillard à un aveugle…

— Vas-y quand même !

— Eh bien, c’est le pouvoir de l’amour !

— Et c’est censé me faire peur ? s’exclama Richard, à un cheveu d’éclater de rire.

Kahlan se raidit. Dans ses yeux brillèrent de l’indignation et l’étrange sagesse sans âge que le Sourcier avait lue dans ceux d’Adie ou de Shota. Une façon de dire que ses paroles étaient irrespectueuses, comme son esquisse de sourire. D’habitude, Kahlan n’adoptait pas cette attitude avec lui…

Mal à l’aise, il comprit que son amie n’était pas accoutumée à ce qu’on rie d’elle et de son pouvoir. Son regard lui en apprenait plus qu’un long discours. Quoi que fut cette magie, ce n’était pas un sujet de plaisanterie. Richard redevint d’un sérieux mortel.

Quand elle fut sûre qu’il n’oserait plus se montrer impertinent, Kahlan continua :

— Tu ne comprends pas. Ce n’est pas à prendre à la légère ! Une fois touchée par ce pouvoir, une personne change du tout au tout et pour l’éternité. Elle appartient à l’Inquisitrice qui l’a touchée, à l’exclusion de toute autre. Ce qu’elle voulait, était ou rêvait d’être ne compte plus. La victime ferait n’importe quoi pour son Inquisitrice. Car son âme et sa vie ont changé de propriétaire. La personne d’origine n’existe plus.

— Et cette magie, demanda Richard, des frissons sur tout le corps, fait effet combien de temps ?

— Jusqu’à la mort de celui qui a été touché…

— En somme, tu ensorcelles les gens ?

— Pas exactement… Si ça t’aide à comprendre, on peut présenter les choses comme ça. Mais le « toucher » d’une Inquisitrice va beaucoup plus loin que ça. Plus puissant, et définitif… Un envoûtement peut être conjuré. Pas mon pouvoir. Shota t’a envoûté, même si tu ne t’en es pas aperçu. C’est un processus progressif. Les voyantes ne peuvent pas s’en empêcher. Mais ta colère et celle de l’épée t’ont protégé.

» Ma prise de contrôle est immédiate et irréversible. Rien ne fait office de bouclier. L’être que je touche ne peut pas être « ramené », car il n’existe plus. Sa volonté est à jamais détruite… C’est en partie pour ça que je redoutais Shota, car les voyantes détestent les Inquisitrices. Elles sont jalouses de notre pouvoir, qui nous assure la dévotion totale de nos proies. Celui qui est touché par l’une de nous obéit à tous ses ordres. Je dis bien tous !

Richard eut le sentiment que son cerveau explosait, tant ses pensées, afin de s’accrocher désespérément à ses espoirs et à ses rêves, tourbillonnaient dans toutes les directions. Pour ne pas devenir fou, et se gagner un répit, histoire de réfléchir, il posa une nouvelle question.

— Et ça marche sur tout le monde ?

— Tous les êtres humains, à part Darken Rahl. Les sorciers m’ont prévenue que la magie des boîtes d’Orden le protégerait… Il n’a rien à craindre de moi. Sur la plupart des autres créatures, ça ne fonctionne pas, essentiellement parce qu’elles sont dépourvues de compassion, un sentiment indispensable pour que ma magie fasse effet. Un garn, par exemple, serait insensible à mon contact. Sur d’autres êtres, le résultat n’est pas tout à fait le même qu’avec les humains…

— Shar ? Tu l’as touchée avec ton pouvoir, n’est- ce pas ?

Kahlan hocha la tête et baissa les yeux.

— Oui… Elle était seule et moribonde, torturée parce qu’elle était loin des siens, et désespérée de mourir sans leur réconfort. Elle m’a demandé de le faire. Mon pouvoir a remplacé sa peur par un amour pour moi qui ne laissait plus de place à la douleur et à la solitude. Il ne restait rien, sauf cette dévotion…

— Sur la corniche, quand nous avons combattu le quatuor, tu as aussi touché un des hommes ?

Kahlan s’enveloppa dans son manteau comme si elle mourait de froid.

— Même s’ils sont engagés pour me tuer, dès que j’en touche un, il devient ma chose, et sacrifierait sa vie pour me protéger. C’est pour ça que Rahl envoie quatre hommes contre les Inquisitrices. Il sait qu’elles en subjugueront un, mais ça en laisse trois pour faire le sale travail. Ils tuent d’abord le « traître ». Bien sûr, il se défend et en abat souvent un, voire deux, mais il reste au moins un tueur pour exécuter le contrat. En de rares occasions, celui qui a été touché parvient à éliminer tous les autres. C’est comme ça que je me suis débarrassée du quatuor qui me traquait avant que les sorciers me fassent passer la frontière. Cela dit, ces équipes sont les plus rationnelles, les plus économiques, et elles réussissant presque toujours. En cas d’échec, Rahl en envoie simplement une autre.

» Sur la corniche, nous n’avons pas succombé parce que tu les as séparés. Celui que j’ai touché a tué son compagnon pendant que tu occupais les deux autres. Ensuite, il s’est retourné contre eux. Comme tu en avais déjà éliminé un, il a sacrifié sa vie pour faire tomber son chef dans le vide. Il a agi ainsi pour ne pas risquer de perdre un duel à l’épée. Ça ne changeait rien à son sort, mais il se fichait de mourir, car il était sous mon pouvoir. Il a choisi le meilleur moyen de me protéger…

— Tu ne peux pas toucher les quatre tueurs ?

— Non. À chaque utilisation, je suis vidée de mon pouvoir. Il faut un moment pour reconstituer mes réserves.

Richard sentit la garde de son épée appuyer contre son coude. Une idée lui traversa soudain l’esprit.

— Dans le Passage du Roi, l’homme qui te menaçait, celui que j’ai tué… Je ne t’ai pas vraiment sauvée, n’est-ce pas ?

Kahlan hésita avant de répondre :

— Un seul homme, aussi grand et fort soit-il, ne peut rien contre une Inquisitrice, même affaiblie. Surtout s’il s’agit de moi. Sans ton intervention, je m’en serais très bien sortie. Désolée, Richard, mais tu n’étais pas obligé de le tuer. J’aurais pu m’en charger.

— Au moins, souffla le jeune homme, amer, je t’aurai évité ça…

Kahlan se contenta de le regarder tristement. Comme si elle n’avait rien à dire qui pût le réconforter.

— Combien de temps faut-il pour qu’une Inquisitrice reconstitue son pouvoir ?

— C’est différent pour chacune. Aux moins fortes, il faut parfois des jours. En moyenne, vingt-quatre heures suffisent.

— Et toi ?

Elle le regarda, gênée, comme si elle aurait préféré qu’il ne pose pas cette question.

— Environ deux heures…

Richard se tourna vers le feu, mal à l’aise.

— C’est très inhabituel ?

— Il semble bien… Un délai plus court implique que le pouvoir est très fort et affecte plus violemment encore sa cible. C’est pour ça que le premier tueur que j’ai touché a éliminé les trois autres. Une Inquisitrice moins puissante n’aurait pas obtenu ce résultat.

» Notre hiérarchie est déterminée par cet élément. Les plus fortes engendrent des filles qui seront au moins aussi redoutables qu’elles ! Les autres ne les jalousent pas. Au contraire, elles les aiment et se dévouent pour elles en temps de crise. Comme depuis que Rahl a franchi la frontière. Les Inquisitrices de rangs inférieurs ont protégé les plus fortes, au prix de leur vie s’il le fallait…

Sachant qu’elle ne le dirait pas s’il ne posait pas la question, Richard lança :

— Et quelle est ta place dans la hiérarchie ?

— Toutes les Inquisitrices m’obéissaient. Beaucoup sont mortes pour que je survive et que je m’oppose à Rahl. Aujourd’hui, plus aucune ne m’obéit, parce que je suis la dernière. Darken Rahl a fait abattre toutes les autres.

— Je suis navré, Kahlan, souffla Richard, qui commençait à peine à mesurer l’importance de la jeune femme. As-tu un titre ? Comment les gens t’appellent- ils ?

— Je suis la Mère Inquisitrice.

Richard se tendit. Ces deux mots, « Mère Inquisitrice », évoquaient une formidable autorité. Il se doutait depuis le début que Kahlan n’était pas n’importe qui. Ayant fréquenté des gens importants, il avait appris à ne pas avoir peur d’eux. Mais découvrir qu’elle était aussi haut placée… Mère Inquisitrice !

Lui n’était qu’un guide forestier… Eh bien, tant pis, il ferait avec, et elle aussi, probablement ! Pas question de la perdre, et encore moins de la chasser, à cause de Ça…

— J’ai du mal à voir ce que ça représente… C’est comme une princesse, ou une reine ?

— Les reines font la révérence devant la Mère Inquisitrice.

Cette fois, Richard fut intimidé.

— Tu es plus puissante qu’une reine ?

— Tu te souviens de la robe que je portais le premier jour ? C’est une tenue d’Inquisitrice. Nous les mettons pour qu’il n’y ait aucun malentendu sur notre identité, même si la plupart des habitants des Contrées nous reconnaîtraient sans ça. Toutes les Inquisitrices, jeunes ou vieilles, ont une robe noire. La blanche est réservée à la Mère Inquisitrice… Richard, je suis un peu gênée de te raconter tout ça. Ici, tout le monde est informé, donc je n’ai jamais eu à réfléchir à la façon de l’exprimer. J’ai l’impression d’être si… arrogante…

— Je viens d’un autre pays. Essaye de continuer, il faut que je comprenne.

— Les rois et les reines sont les maîtres de leurs royaumes. Il y a beaucoup de souverains dans les Contrées. Mais d’autres pays sont dirigés par des Conseils. D’autres encore sont réservés aux créatures magiques. Dans le domaine des flammes-nuit, par exemple, il n’y a aucun humain…

» Les Inquisitrices vivent dans un pays appelé Aydindril. C’est aussi la patrie des sorciers, et le siège du Conseil Central des Contrées du Milieu. Un endroit merveilleux… Hélas, il y a longtemps que je n’y suis pas retournée… Les Inquisitrices et les sorciers ont un lien très fort. Un peu comme Zedd est uni au Sourcier…

» Personne n’a de prétentions sur Aydindril. Tous les souverains redoutent les Inquisitrices et les sorciers. Mais les royaumes participent à l’entretien d’Aydindril en payant un tribut. Comme les Sourciers, les Inquisitrices sont au-dessus des lois. Pourtant, elles servent tous les peuples des Contrées par l’intermédiaire du Conseil Central.

» Jadis, des rois et des reines arrogants ont songé à plier les Inquisitrices à leur volonté. En ces temps-là, certaines de nos ancêtres, aujourd’hui vénérées comme des légendes, comprirent qu’il fallait donner des bases solides à leur indépendance – ou vivre à jamais dans la soumission. La Mère Inquisitrice utilisa son pouvoir pour renverser les souverains trop ambitieux. Ils furent remplacés par des gens qui respectaient la liberté des Inquisitrices, et amenés en Aydindril, où ils furent quasiment réduits en esclavage. Les Inquisitrices les faisaient voyager avec elles, pour porter les provisions et les bagages pleins d’objets cérémoniels… À cette époque, le rituel qui entourait notre activité était bien plus pompeux qu’aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, le message passa très bien !

— Je ne comprends pas tout, avoua Richard. Ces rois et ces reines n’avaient-ils aucune protection ? Des gardes, des soldats, je ne sais quoi ! Comment les Inquisitrices parvenaient-elles à approcher assez des souverains pour les toucher avec leur pouvoir ?

— Tu as raison, ils étaient défendus, mais ça n’avait rien d’insurmontable. Il suffisait qu’une Inquisitrice touche une personne – par exemple un garde –, pour avoir un allié qui l’introduisait dans les lieux et la présentait à quelqu’un de plus haut placé. Et ainsi de suite ! En procédant ainsi, on arrive beaucoup plus vite que tu ne crois à entrer dans l’intimité des têtes couronnées. Très souvent, avant même que quelqu’un s’en inquiète ! Toutes les Inquisitrices savaient jouer ce jeu. Et c’était encore plus facile pour la Mère Inquisitrice.

» Avec un petit groupe de ses sœurs, elle pouvait contaminer un château plus vite que la peste. Évidemment, ce n’était pas sans danger, et beaucoup de ces femmes périrent. Mais le jeu en valait la chandelle ! Voilà pourquoi aucun pays ne ferme ses frontières à une Inquisitrice, même s’il refuse d’en recevoir plusieurs à la fois.

» Ne pas accueillir l’une des nôtres serait une reconnaissance implicite de culpabilité. Une raison suffisante pour que le souverain soit frappé par le pouvoir et détrôné. Tu comprends maintenant pourquoi le Peuple d’Adobe, qui déteste les étrangers, ne me chasse pas. S’il me repoussait, cela éveillerait des soupçons. Tous les monarques qui complotent s’empressent d’ouvrir les bras à une Inquisitrice, pour cacher leurs sombres desseins…

» À cette époque, quelques Inquisitrices rêvaient d’utiliser leur pouvoir librement, pour déraciner le mal, ainsi qu’elles le disaient. Les sorciers y ont mis le holà, mais les gens ont vu de quoi les nôtres étaient capables. Cela dit, les temps étaient différents…

Détrôner un monarque. Époque différente ou pas, Richard trouvait cela difficile à justifier.

— De quel droit ces femmes agissaient-elles ainsi ?

— Ce que nous voulons faire, toi et moi, est-il si éloigné que ça de leur objectif ? Détrôner un roi ? Nous faisons tout ce que nous jugeons nécessaire et juste.

— Je vois ce que tu veux dire, admit Richard à contrecœur. As-tu déjà renversé un souverain ?

— Non… Pourtant, tous sont très soucieux de ne pas attirer mon attention. C’est un peu pareil avec le Sourcier. Enfin, il en allait ainsi avant notre naissance. Alors, on redoutait plus les Sourciers que les Inquisitrices. (Elle le défia du regard.) Eux aussi renversaient des têtes couronnées. Aujourd’hui, où on méprise le Grand Sorcier, L’Épée de Vérité devenue un hochet du pouvoir, ils sont moins importants. De simples pions, voire des usurpateurs…

— Je ne jurerais pas que ça a changé, dit Richard, pensant tout haut. Le plus souvent, j’ai le sentiment d’être un pion déplacé par les autres. Y compris Zedd et…

Il se tut abruptement, mais elle finit sa phrase pour lui.

— …et moi !

— Ce n’est pas dans ce sens-là… Parfois, j’aimerais ne jamais avoir entendu parler de l’Épée de Vérité. Mais comme Rahl ne doit pas gagner, mon devoir devient une prison. C’est ça qui me pèse : ne pas avoir le choix !

Kahlan sourit tristement et replia les jambes sous elle.

— Richard, puisque tu commences à comprendre qui je suis, j’espère que tu n’oublieras pas qu’il en va de même pour moi. Tout choix m’est interdit. Et c’est encore pire, parce que je suis née avec mon pouvoir. Quand ce sera fini, tu rendras l’épée à Zedd, si ça te chante. Moi, je serai une Inquisitrice jusqu’à mon dernier souffle. (Elle marqua une courte pause.) Depuis que je te connais, je donnerais n’importe quoi pour être une femme comme les autres…

Ne sachant trop que faire de ses mains, Richard ramassa un bâton et dessina des lignes dans la poussière.

— Je ne comprends toujours pas le sens du mot « Inquisitrice ». Quelle est votre fonction ?

Kahlan parut si chagrinée qu’il en eut le cœur serré.

— Notre tâche est de rechercher la vérité. C’est pour ça que les sorciers nous ont donné le pouvoir, en des temps oubliés. Ainsi, nous servons le peuple…

— Rechercher la vérité ? répéta Richard. Comme un Sourcier ?

— Les Sourciers et les Inquisitrices ont des objectifs communs. D’une certaine façon, ils sont les faces opposées d’une même magie. Les sorciers de jadis, quasiment des rois, détestaient la corruption qui les entourait. Le mensonge et la trahison les révulsaient. Alors, ils cherchèrent un moyen d’empêcher les mauvais chefs de tromper et de manipuler leurs peuples. Souvent, ces souverains sans scrupules accusaient leurs adversaires politiques d’un crime imaginaire. Après les avoir déshonorés, ils les faisaient exécuter, et le tour était joué !

» Les sorciers ont voulu mettre un terme à ces exactions. Il leur fallait une méthode qui ne laisse aucune place au doute. Alors, ils ont imaginé une forme très particulière de magie. Une magie vivante, si tu préfères… À partir d’un groupe de femmes triées sur le volet, ils ont créé les Inquisitrices. La sélection devait être rigoureuse. Une fois éveillé à la vie dans ces candidates, le pouvoir devenait une force indépendante, et se transmettait à leur descendance. À jamais ! (Kahlan baissa les yeux et regarda Richard continuer à dessiner des arabesques dans la poussière.) Notre magie a pour but de découvrir la vérité dans les cas où c’est vital. Aujourd’hui, elle sert pour l’essentiel à déterminer si un condamné à mort est bien coupable. Nous touchons les criminels avec notre pouvoir. Quand ils sont devenus nos marionnettes, nous les forçons à avouer leurs forfaits.

Le bâton de Richard s’immobilisa brusquement. Au prix d’un gros effort de volonté, il parvint à le remettre en mouvement.

— Sous notre domination, le plus vil des meurtriers devient doux comme un agneau et se confesse. Parfois, les tribunaux eux-mêmes ont des doutes, alors ils nous appellent à la rescousse. Dans beaucoup de royaumes, la loi interdit d’exécuter un individu s’il ne s’est pas confié à une Inquisitrice. Ainsi, il est établi qu’on envoie un coupable à la mort, et qu’il ne s’agit pas d’une condamnation politique.

» Certaines ethnies des Contrées du Milieu refusent de recourir à nos services. Le Peuple d’Adobe est du nombre. Ces gens détestent qu’on se mêle de leurs affaires. Mais ils nous craignent quand même, car ils savent de quoi nous sommes capables. Nous respectons la position de ces peuples, et aucune loi ne les oblige à nous appeler. Mais nous nous imposons dès qu’il y a un soupçon de manipulation ou de tromperie. Sache cependant que la majorité des royaumes acceptent nos interventions. Sans doute parce qu’ils trouvent ça commode…

» C’est nous qui avons découvert le complot ourdi au bénéfice de Darken Rahl. Bref, ce qui se cachait sous la subversion et le mensonge. C’est ça, la mission que les sorciers, à l’origine, ont affectée aux Inquisitrice et aux Sourciers. Crois-moi, Rahl n’a pas été ravi que nous le démasquions !

» Dans de très rares cas, un condamné à mort qui n’a pas été confronté à une Inquisitrice demande à en voir une. Afin que sa confession soit incontestable et son innocence définitivement établie. Dans les Contrées, c’est un droit inaliénable pour un individu promis au bourreau…

Kahlan baissa la voix, comme si elle avait du mal à continuer.

— C’est ce que je déteste le plus ! Aucun coupable n’exige l’intervention d’une Inquisitrice, puisque ça aggraverait encore son cas. Avant de toucher ces hommes, je sais qu’ils sont innocents. Mais je dois quand même faire mon travail ! Si tu voyais leur regard, au moment où je les touche, tu comprendrais… Bien qu’ils n’aient rien sur la conscience, après, il ne reste plus d’eux que…

Elle se tut, la gorge nouée.

— Et combien de confessions as-tu… prises ?

— Beaucoup trop pour pouvoir les compter… J’ai passé la moitié de ma vie dans des prisons, en compagnie des animaux les plus sauvages qui existent au monde. Pourtant, presque tous ressemblaient à de paisibles commerçants, de gentils pères de famille ou de sympathiques voisins. Après les avoir touchés, j’ai entendu de leurs bouches ce qu’ils avaient fait. Au début, et pendant longtemps, à force d’avoir des cauchemars, j’avais peur de m’endormir. Ces horreurs, Richard, tu ne peux même pas les imaginer…

Richard jeta son bâton au loin et prit la main de Kahlan, qui ne retenait plus ses larmes.

— Mon amie, tu n’es pas obligée de…

— Je me souviens du premier homme que j’ai tué… Il hante encore mes nuits. Il venait de me raconter comment il s’était « amusé » avec les trois filles de son voisin… La plus âgée n’avait que cinq ans ! Après m’avoir décrit ces atrocités, il m’a regardée avec de grands yeux, et il a dit : « Que voulez-vous que je fasse, à présent, maîtresse ? » Sans réfléchir, j’ai répondu : « Je veux que tu meures ! » (D’une main tremblante, Kahlan essuya les larmes qui ruisselaient sur ses joues.) Il est tombé raide devant moi !

— Qu’ont dit les témoins de ton acte ?

— Qu’auraient-ils osé dire à une Inquisitrice qui vient d’ordonner à un homme de cesser de vivre ? Ils ont tous reculé, et se sont écartés pour nous laisser partir. Tu sais, aucune de mes sœurs n’aurait pu faire ça. Mon sorcier lui-même en était muet de peur.

— Ton sorcier ?

— Comme nous sommes universellement redoutées et haïes, les sorciers se font un devoir de nous protéger. Nous nous déplaçons très rarement sans l’un d’eux. On nous en affecte… nous en affectait… un chaque fois que nous partions recueillir des aveux. Rahl a réussi à nous séparer de nos sorciers. À présent, ils sont tous morts, à part Zedd et Giller.

Richard prit le lapin rôti, qui refroidissait. Il coupa deux morceaux, en tendit un à Kahlan et s’attaqua à l’autre.

— Pourquoi êtes-vous redoutées et haïes ?

— Les parents et les amis des condamnés à mort nous détestent parce qu’ils refusent souvent de croire qu’un être aimé ait pu perpétrer de pareilles horreurs. Pour se rassurer, ils préfèrent penser que nous extorquons les aveux… (Elle détacha des petits morceaux de viande et les mâcha lentement) J’ai découvert que les gens refusent souvent de croire à la vérité. Pour eux, elle n’a aucune importance. Certains ont essayé de me tuer. C’est en partie pour ça qu’un sorcier nous accompagnait, afin de nous protéger tant que nous n’avions pas reconstitué notre pouvoir…

— Ce que tu dis ne me paraît pas une raison suffisante pour haïr à ce point…

— Il n’y a pas que ça… Mes histoires doivent sembler étranges pour quelqu’un qui n’a pas grandi ici. Les coutumes des Contrées du Milieu, la magie… Tu trouves ça bizarre, n’est-ce pas ?

Bizarre n’était pas le mot exact, pensa Richard. Effrayant aurait mieux convenu.

— Les Inquisitrices sont indépendantes et les gens le leur reprochent. Les hommes détestent ne pas pouvoir nous soumettre, ni même nous donner des ordres. Les femmes nous jalousent parce que nous ne vivons pas la même vie qu’elles. Nous échappons au rôle traditionnel du sexe féminin. Pas question d’être aux petits soins pour un mari, et encore moins de lui obéir. Elles nous tiennent pour des privilégiées. Nous avons les cheveux longs, un symbole de notre autorité. Elles doivent porter les leurs courts, pour afficher leur allégeance à leurs maris et à toutes les personnes d’un rang plus élevé que le leur. Ça te paraît peut-être un détail mineur, mais chez nous, rien de relatif au pouvoir n’est sans importance. Une femme qui se laisse pousser les cheveux au-delà de la longueur autorisée par son rang doit renoncer à une part de ses privilèges. Une rude punition ! Chez nous, une longue chevelure, chez une femme, est un signe d’autorité qui éveille la méfiance. Cela indique que nous pouvons agir à notre guise, et que nul n’est autorisé à nous donner des ordres. Donc, nous sommes une menace pour tout le monde. Ton épée transmet à peu près le même message, d’ailleurs… Aucune Inquisitrice ne porte les cheveux courts. Les gens sont ulcérés de ne pas pouvoir nous y contraindre. Paradoxalement, nous sommes moins libres qu’eux, mais ils ne s’en aperçoivent pas. Nous faisons le sale travail à leur place, et il nous est interdit de choisir notre destin. Car nous sommes prisonnières de notre magie.

Kahlan finit sa viande. En la regardant manger, Richard pensa à un autre « paradoxe ». Si les Inquisitrices offraient de l’amour aux pires criminels, il leur était impossible d’en donner aux êtres dont elles auraient voulu être proches…

Mais ce n’était pas tout. Kahlan avait encore autre chose à lui révéler…

— Je trouve tes cheveux parfaits comme ça, dit Richard.

— Merci…

La jeune femme jeta les os rongés dans le feu, contempla un moment les flammes, puis regarda ses mains, jouant à heurter l’un contre l’autre les ongles de ses pouces.

— Enfin, soupira-t-elle, il y a le choix de notre partenaire…

— Le choix d’un partenaire ? Que veux-tu dire ?

— Quand une Inquisitrice atteint l’âge d’être une bonne mère, elle doit se choisir un partenaire. (Kahlan garda les yeux obstinément rivés sur ses mains.) Elle peut sélectionner l’homme qu’elle veut, même s’il est déjà marié. Si ça lui chante, elle a le droit d’écumer les Contrées pour trouver le père de ses filles. Un mâle fort et puissant. Quelqu’un qu’elle juge beau… Il n’existe pas de limites…

» Les hommes nous redoutent quand nous sommes en quête d’un partenaire, parce qu’ils ne veulent pas être touchés par le pouvoir. Les femmes ont peur aussi, car nous risquons de leur prendre un époux, un frère ou un fils. Tous savent qu’ils sont impuissants, puisque quiconque fait obstacle au choix d’une Inquisitrice le paie de sa personnalité. Les gens me craignent parce que je suis la Mère Inquisitrice… et que j’aurais dû choisir un partenaire depuis longtemps.

— Mais si tu as de l’affection pour quelqu’un, et qu’il te la rend, que se passe-t-il ? demanda Richard, résolu à s’accrocher bec et ongles à ses espoirs et à ses rêves.

— Les Inquisitrices n’ont pas d’amis… à part leurs sœurs. Le cas que tu évoques ne se produit jamais. Tous les hommes ont peur de nous. (Elle ne précisa pas que cette analyse n’était plus valable, mais sa voix tremblait.) Dès notre plus jeune âge, on nous prépare à choisir un homme fort, pour que nos filles le soient aussi. Mais il ne faut pas que nous ayons de l’affection pour lui, car s’unir à nous le détruira. Voilà pourquoi il ne peut rien sortir de bon de… nous…

— Pourquoi ? demanda Richard, refusant de capituler.

— Parce que… (Elle se détourna, incapable de retenir ses sanglots et de dissimuler plus longtemps son chagrin.) Parce que, dans le feu de la passion, l’Inquisitrice relâche sa prise sur le pouvoir. Elle « touche » son partenaire, même si elle ne le veut pas, et il cesse d’être l’homme qui avait ému son cœur. Il n’y a aucun moyen d’empêcher ça. L’homme lui appartiendra, mais pas dans le sens habituel. Son aimé sera à ses côtés à cause de la magie, pas par choix ou par désir. Devenu une coquille vide, il ne sera plus que le réceptacle du pouvoir. Quelle Inquisitrice ferait ça à quelqu’un dont elle se soucie ?

» C’est pour ça que mes sœurs, depuis des temps immémoriaux, se sont coupées des hommes par peur de s’attacher à l’un deux. On nous croit sans cœur, mais ce n’est pas vrai. Nous redoutons ce que le pouvoir ferait à un être aimé. Certaines choisissaient des hommes unanimement détestés, afin de ne pas détruire un cœur pur et doux. Bien que peu y aient recouru, c’était une façon de résoudre le problème, et on ne doit pas les en blâmer. Nous comprenons cette démarche, et nous ne la critiquons pas…

— Mais… je pourrais… commença Richard, incapable de trouver comment plaider sa cause.

— Rien n’est possible ! Pour moi, ce serait comme ce que tu as vécu face à Shota, quand elle se faisait passer pour ta mère. Tu aurais voulu que ce soit vrai, mais ce n’était pas le cas. Ce serait une illusion d’amour ! Comprends-tu ? En retirerais-tu une quelconque joie ?

Richard sentit que les flammes de sa logique – de son intelligence même – consumaient ses espoirs. Et son cœur ne serait bientôt plus que cendres…

— Ce qui s’est passé dans la maison des esprits, fit-il, cassant. C’est à ce moment-là, comme l’a dit Shota, que tu es passée à un souffle d’utiliser ton pouvoir sur moi ?

Sa voix, s’aperçut-il, était un peu plus froide qu’il ne l’aurait voulu.

— Oui… admit Kahlan, menacée de perdre son combat contre les larmes. Je suis navrée, Richard… Je n’ai jamais éprouvé ça pour quelqu’un. À trop te désirer, j’ai failli oublier qui j’étais. Ou même ne plus m’en inquiéter ! (Des larmes s’échappèrent de ses yeux.) Vois-tu à présent combien mon pouvoir est dangereux ? J’aurais pu te détruire. Si tu ne m’avais pas arrêtée, tu aurais été… perdu…

Richard éprouvait une telle compassion pour Kahlan qu’il en souffrait physiquement. Elle était impuissante face à son destin ! Un sort atroce… En même temps, le sentiment d’avoir perdu quelque chose d’inestimable lui déchirait les entrailles. Pourtant, en réalité, il n’avait jamais rien eu à gagner. Entre eux, tout était impossible dès le départ. Mais il s’était autorisé à rêver. Oui, un rêve éveillé, voilà ce qu’il avait vécu !

Zedd avait tenté de le prévenir, pour lui épargner du chagrin. Quel idiot il avait été de croire qu’il trouverait un moyen ! Comment pouvait-on être aussi stupide ?

La réponse était assez simple, il suffisait de regarder Kahlan…

Il se leva et s’écarta du feu pour qu’elle ne voie pas ses yeux rougis.

— Pourquoi ne parles-tu que d’Inquisitrices ? Est-ce un pouvoir réservé aux femmes ? Vous ne donnez jamais la vie à des garçons ?

Kahlan ne répondant pas, Richard écouta crépiter le feu. Puis il entendit des sanglots, derrière lui, et se retourna. Son amie lui tendit la main. Quand il l’eut aidée à se relever, elle s’adossa au tronc de l’épicéa, écarta des mèches rebelles de ses yeux et croisa les bras au-dessous de sa taille.

— Les Inquisitrices accouchent de garçons… Moins souvent que jadis, mais ça arrive encore. Le pouvoir est plus fort en eux. Ils n’ont pas besoin de temps pour le régénérer… Parfois, il devient tout pour eux, et cela les corrompt. Une erreur des sorciers…

» Ils ont choisi des femmes pour éviter ça, mais sans accorder assez d’attention à la manière dont cette magie indépendante se développerait. Ils n’ont pas prévu que le pouvoir, héréditairement transmis à ces hommes, se manifesterait différemment chez eux.

» Il y a très longtemps, quelques Inquisiteurs se sont unis pour instaurer un règne d’une atroce cruauté. On appelle cette époque les âges sombres. Un temps semblable à celui que nous vivons aujourd’hui avec Darken Rahl. Les sorciers ont pourchassé ces Inquisiteurs et ils les ont abattus. Dans ce conflit, ils ont subi de lourdes pertes… Depuis, ils n’ont plus jamais tenté de diriger les Contrées. De toute façon, ils n’étaient plus assez nombreux. Aujourd’hui, ils essayent simplement d’être utiles quand c’est possible. Ils auront dû apprendre une leçon bien amère…

» Pour une raison inconnue, il faut le type de compassion dont les femmes seules sont capables pour assumer le pouvoir et ne pas subir son influence corruptrice. Les sorciers n’ont pas plus d’explications que nous… Il en va de même avec le Sourcier : ce doit être le bon candidat, sinon il se servira de sa magie dans son propre intérêt. Tu comprends maintenant pourquoi Zedd était furieux qu’on lui ait retiré le privilège de nommer les Sourciers ? La plupart des Inquisiteurs sont dépassés par le pouvoir. Ils ne savent pas le brider quand il faut… Lorsqu’ils désirent une femme, ils s’en emparent, un point c’est tout. Et ils ne se contentent pas d’une seule ! Rien ne les retient et ils n’ont aucun sens des responsabilités. D’après ce que je sais, les âges sombres furent une longue succession d’atrocités. Cela dura des années et les sorciers, pour en finir, firent un massacre. Ils tuèrent tous les descendants de ces Inquisiteurs, pour que le pouvoir ne se répande pas sans aucun contrôle. Dire qu’ils en furent malheureux est un euphémisme…

— Et aujourd’hui, demanda Richard, agressif, qu’arrive-t-il quand une des vôtres accouche d’un garçon ?

— Le nouveau-né est amené dans un lieu prévu pour ça, au centre d’Aydindril. La mère le pose alors sur la Pierre…

Kahlan hésita, comme s’il lui était impossible de prononcer les paroles suivantes. Richard lui prit les mains et les massa avec ses pouces. Mais pour la première fois, il eut le sentiment que rien ne l’autorisait à la toucher d’une manière aussi… familière.

— Comme je te l’ai dit, continua-t-elle, un homme touché par une Inquisitrice exécute toutes ses volontés. (Richard sentit que les mains de son amie tremblaient.) La mère ordonne et le père… met un bâton sur la gorge du bébé… et… il marche sur les deux extrémités…

Richard lâcha les mains de l’Inquisitrice.

— Tous les nourrissons mâles ?

— Oui… On ne peut pas prendre le risque d’en épargner un. Personne ne veut voir arriver de nouveaux âges sombres. Les sorciers et les autres Inquisitrices s’occupent de celles qui sont enceintes, et font tout pour les réconforter quand elles ont un garçon, qui doit être…

Richard comprit soudain qu’il détestait les Contrées du Milieu presque autant que Darken Rahl. À présent, il savait pourquoi les habitants de Terre d’Ouest avaient voulu bannir la magie de leur vie. Comme il aurait aimé retourner chez lui, loin de la sorcellerie ! Des larmes lui montèrent aux yeux quand il pensa à la forêt de Hartland, qui lui manquait tellement. S’il vainquait Rahl, décida-t-il, il ferait tout son possible pour qu’on érige une nouvelle frontière. Zedd l’aiderait, il en était sûr. Désormais, il ne s’étonnait plus que son vieil ami ait voulu rester loin des Contrées du Milieu. Quand il y aurait une nouvelle frontière, il resterait du bon côté – et ce jusqu’à la fin de ses jours !

Avant, il s’occuperait de l’épée. Au lieu de la rendre à Zedd, il la détruirait !

— Merci, Kahlan, se força-t-il à dire. Merci de m’avoir parlé… Je n’aurais pas voulu apprendre ça d’une tierce personne.

Il se tut, comme si ses paroles se dissolvaient dans le néant. Jusque-là, vaincre Rahl lui avait semblé un prélude à sa vie. Un nouveau commencement, à partir duquel tout serait possible. À présent, il voyait cela comme un point final. Pas seulement à l’existence de Rahl, mais aussi à la sienne. Au-delà, il n’y avait rien. À part le désespoir et la mort… S’il gagnait, et que Kahlan survive, il retournerait chez lui seul, et sa vie serait terminée.

Derrière lui, il entendit la jeune femme pleurer.

— Richard, si tu veux que je parte, ne crains pas de me le dire. Je comprendrai. Les Inquisitrices ont l’habitude…

Le Sourcier contempla un moment les flammes agonisantes. Puis il ferma les yeux, ravala la boule qui lui nouait la gorge et fit la grimace, car chaque inspiration lui déchirait la poitrine.

— Kahlan, s’il y a un moyen, pour nous, de… Dis-moi qu’il y en a un !

— Non !

Richard venait de jouer sa dernière carte. Et il avait perdu…

— Existe-t-il une loi, une règle ou je ne sais quoi qui nous interdise d’être amis ?

— Non, heureusement…

Il se tourna vers elle et lui posa une main sur l’épaule.

— En ce moment, j’aurais fichtrement besoin d’une amie !

— Moi aussi… souffla la jeune femme en le serrant dans ses bras. Mais je ne serai jamais rien de plus pour toi…

— Je sais… Kahlan, je t’ai…

Elle lui posa un doigt sur les lèvres.

— Ne dis pas ça… Je t’en supplie, ne dis jamais ça !

Elle pouvait l’empêcher de le prononcer à voix haute. Pas dans sa tête…

Il repensa à leur premier soir, dans le pin-compagnon, quand le royaume des morts avait voulu la reprendre. Elle s’était blottie contre lui, comme ce soir. Et il avait remarqué qu’elle n’était pas habituée à ce genre de contact. À présent, il savait pourquoi.

Il posa une joue sur les cheveux de Kahlan. Mais soudain, dans les braises presque froides de ses rêves, une petite flamme de colère se raviva.

— Tu n’as pas encore choisi ton partenaire, as-tu dit ?

— Non, et j’ai d’autres soucis en tête pour le moment. Mais si je suis encore vivante après notre victoire, je devrai le faire.

— Promets-moi une chose…

— Si c’est possible…

— Jure de ne pas le choisir avant que je sois retourné en Terre d’Ouest ! Je ne veux pas savoir qui c’est !

Kahlan ne répondit pas tout de suite. Ses doigts s’accrochant à sa chemise, elle souffla entre deux sanglots :

— C’est juré !

Richard la serra longtemps contre lui, luttant pour se ressaisir et repousser l’obscurité qui envahissait son âme. Puis il se força à sourire.

— Tu avais tort sur un point !

— Lequel ?

— Tu as dit qu’aucun homme ne pouvait donner d’ordres à une Inquisitrice. C’est faux ! Moi, j’en donne à la Mère Inquisitrice en personne. Tu as fait le serment de me protéger et je te confirme dans ta fonction de guide.

Kahlan eut un rire étranglé.

— Tu as raison… Bravo, tu es le premier à avoir réussi ça ! Quels sont les ordres de mon maître ?

— J’interdis à ma guide de me casser les pieds en essayant de mettre fin à ses jours, car j’ai besoin de son aide. À présent, elle va devoir me conduire chez la reine, m’aider à récupérer la boîte, et faire en sorte que nous nous en sortions vivants.

Kahlan hocha la tête contre la poitrine de son compagnon.

— Qu’il en soit ainsi, seigneur !

Elle s’écarta de lui, lui posa les mains sur les biceps, les serra tendrement et lui sourit à travers ses larmes.

— Comment se fait-il que tu parviennes toujours à me réconforter, même aux pires moments de ma vie ?

Bien que tout en lui ne fut plus que douleur et vide, Richard haussa les épaules et lui rendit son sourire.

— Je suis le Sourcier. Rien ne m’est impossible.

Il aurait voulu en dire plus, mais la voix lui manqua.

— Tu es un être comme on en rencontre rarement, Richard Cypher, souffla Kahlan.

Peut-être… Mais il aurait donné cher pour ne pas avoir de compagnie et pleurer comme un enfant.

La première Leçon du Sorcier -Tome 1
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